Merci de me donner l'occasion de m'adresser à votre assemblée. La première fois - en octobre 2020 - nous étions en pleine pandémie, et nous en étions réduits au mode virtuel… Le Conseil économique et social porte la voix des partenaires sociaux et de la société civile. Vous êtes à ce titre essentiels à la délibération législative démocratique. Nous traversons une période charnière dans l'histoire du monde. Et nous le sentons bien…, nos décisions vont déterminer le cours des événements, sans retour possible. L'exigence de lucidité nous impose de regarder et d'analyser la réalité en nous libérant des lunettes du passé pour regarder l'Europe d'aujourd'hui… Et pour construire les décisions courageuses pour l’Europe de demain. Pour commencer, jetons un regard sur la période extraordinaire, hors du commun, que nous traversons. Et sur la manière dont l'Union européenne y réagit. Ensuite, je partagerai avec vous quelques convictions sur l'avenir du continent européen. Tant dans le cadre de l'Union européenne et de son élargissement… Que dans le cadre de la Communauté géopolitique européenne qu'il nous appartient de dessiner. Période charnière de l'histoire Cette période charnière de notre histoire a démarré il y a quelques années déjà. Et j'en vois trois éléments révélateurs, sinon constitutifs. Chacun d'entre eux a renforcé l'impératif d'autonomie stratégique pour l'Union européenne. Le premier fut l'élection aux États-Unis de Donald Trump. Parce qu'elle a brusquement et publiquement consacré la préférence unilatérale - "l'Amérique d'abord" - qui avait commencé à imprégner sa classe dirigeante depuis un certain nombre d'années. Plus d'imprévisibilité dans un monde instable… Trump nous a en fait ouvert les yeux sur l'intérêt de réduire nos dépendances. Y compris vis-à-vis de notre principal allié. Le deuxième moment, c'est le Covid-19. Une crise qui a durement affecté les familles. Mais aussi les entreprises. La pandémie a jeté une lumière crue sur nos fragilités et nos dépendances critiques. Cette crise a aussi révélé nos capacités collectives de résilience et de solidarité. Développement et production de vaccins, fonds de relance, et solidarité internationale ont été la marque de fabrique de l'Union européenne. Et l'ossature en est notre modèle social et le dialogue qui le caractérise. Notre réaction à la guerre en Ukraine Et puis, la guerre… Il y a 83 jours, le 24 février, huit ans après avoir annexé la Crimée et envahi le Donbass, la Russie tire 160 missiles sur tout le territoire ukrainien. Et lance son armée à la conquête vers Kiev. Une nouvelle agression. Injustifiable et injustifiée. Violant toutes les règles internationales. Menée par un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies contre un autre État souverain. Cette attaque ouvre un nouveau chapitre dans l'histoire de l'Europe… Le soir même, à mon invitation, les 27 leaders européens se réunissent à Bruxelles. Le président Zelensky s'adresse à nous par vidéo. Il décrit la magnitude de l'agression armée. Et nous sentons sa détermination absolue et son courage physique lorsqu'il nous interpelle: "Vous me voyez peut-être pour la dernière fois vivant". Cela nous glace le sang. Mais cela nous transcende et décuple notre détermination. Et ce soir-là nous arrêtons la stratégie de l'Union européenne: soutien massif à l'Ukraine, sanctions lourdes contre le Kremlin, et unité sans faille entre nous et avec nos alliés. Moins de 48 heures plus tard, nous mettons en œuvre une décision historique: la livraison d'armes, dont les premières arrivent dès le samedi 26 au soir en Ukraine. Cette décision a sans aucun doute été déterminante dans les premiers jours de la résistance ukrainienne… Depuis lors, c'est 2 milliards d'euros de matériel qui ont été ou sont en cours d'être livrés, en addition des décisions individuelles de nos États membres. Versailles: acte de souveraineté Quinze jours plus tard, lors du sommet de Versailles, nous franchissons un pas supplémentaire vers la souveraineté européenne. Parce que nous décidons de traiter au niveau européen des matières stratégiques jusque-là essentiellement nationales: l'énergie et la défense. Nous décidons de mettre un terme à notre dépendance aux hydrocarbures russes. Et nous chargeons la Commission de proposer sans délai des mesures opérationnelles. Et cette décision est en parfaite cohérence avec notre objectif de neutralité climatique. Je le crois, Versailles est le point de départ d'une véritable Union de l'énergie: création et gestion en commun de stocks, achats groupés, investissements communs dans les interconnexions ou les nouvelles infrastructures, telles que les terminaux de gaz liquide. De la Baltique aux Balkans, de nombreuses opérations concrètes sont déjà matérialisées. Nous y intégrons nos partenaires, par exemple en connectant la Moldavie et l'Ukraine à nos réseaux électriques. Ou encore en ouvrant la nouvelle plateforme d'achat commun de gaz, de gaz liquide et d'hydrogène aux pays des Balkans occidentaux ainsi qu'aux pays associés du Partenariat oriental. Prévenir ou enrayer la crise alimentaire Agir en puissance géopolitique, c'est prendre soin de nous-mêmes… Mais c'est aussi prendre soin des autres, et spécialement de nos voisins plus vulnérables. Ce 9 mai, à Odessa, j'ai pu voir les millions de tonnes de blé et d'autres grains, bloqués dans les silos et containers… à cause des navires de guerre russes. C'est bien l'agresseur russe qui porte seul la responsabilité des famines qui se profilent. Et ici encore, nous sommes déterminés à agir pour prévenir ce risque grave. C'est le sens de l'initiative FARM portée par la France et soutenue par le Conseil européen comme par le G7. C'est aussi le sens des facilités spécifiques pour la Corne de l'Afrique et le Sahel. C'est aussi le sens des coopérations avec l'Union africaine… Et je remercie le Conseil économique et social pour votre implication dans le sommet UE-UA de ce début d'année. Enfin nous soutenons les efforts diplomatiques menés par l'ONU pour ouvrir des couloirs navals qui permettraient de reprendre les exportations ukrainiennes. En fait, Vladimir Poutine est déjà le perdant de cette guerre. Le Kremlin s'est trompé lourdement: sur ses propres capacités militaires, sur la force de résistance ukrainienne, sur la détermination et l'unité européenne… Et il a réussi l'exploit de réveiller l'Otan qui va bientôt s'élargir, de doper la défense européenne, et de raffermir comme jamais depuis la Seconde guerre mondiale le lien transatlantique. L'UE ne se limite pas à une alliance économique L'intégration européenne est fondée sur la double promesse des pères fondateurs: la paix et la prospérité, et leurs inaliénables alliés: la liberté et les droits fondamentaux. Aujourd'hui nous le voyons, pour honorer cette promesse, l'Europe doit se révéler puissance. La Boussole stratégique et les capacités de défense européennes complémentaire à l'Otan sont plus que jamais une exigence. Nous sommes à un moment charnière. Récemment, l'ancien Premier ministre italien Enrico Letta et le présidnet Macron ont évoqué leurs idées sur l'élargissement et les relations avec nos voisins. Ce thème est aussi abordé par la conférence sur l'avenir de l'Europe. Et je pense qu'il est temps d'agir dans ce domaine, maintenant. Et je souhaite partager avec vous quelques convictions. Et comment j'ai l'intention d'organiser ce débat au Conseil européen. Renforcer le processus d'élargissement Tout d'abord, nous devons rendre le processus d'élargissement plus effectif et plus vivant. Ce processus est actuellement un jeu à somme nulle. C'est "tout ou rien". Et cela crée beaucoup de désillusions de part et d'autre. Dix-neuf (19) ans se sont écoulés depuis Thessalonique, où nous nous sommes engagés dans la perspective de l'élargissement aux Balkans occidentaux. Les négociations d'élargissement traînent en longueur… Pour de bonnes et de mauvaises raisons. Et maintenant, nous avons des demandes de l'Ukraine, de la République de Moldavie et de la Géorgie. Il est urgent de franchir un cap. Et de générer un nouvel élan pour encourager les réformes ... et faire avancer l'intégration européenne. Je pense que nous devrions rendre le processus plus rapide, progressif et réversible. Nous pouvons offrir des avantages socio-économiques concrets à nos partenaires pendant les négociations d'adhésion... au lieu d'en attendre la toute fin. La solution résiderait en une intégration progressive et graduelle, déjà pendant le processus d'adhésion. Plus pour plus. Par exemple, lorsqu'un pays satisfait aux normes nécessaires dans un secteur donné, il pourrait être participer activement avec voix consultative aux travaux du conseil des ministres en fonction de l'agenda. Le pays serait également progressivement intégré dans les actions de l'UE, à mesure que sa conformité avec l'acquis est confirmée. Par exemple, dans certains secteurs du marché intérieur, de la zone d'itinérance de l'UE ou du marché commun de l'énergie. Et lorsque le pays atteint certains critères de référence, il bénéficierait également de l'accès aux programmes et financements européens qui offrent des avantages concrets à ses citoyens. "Graduellement", cela signifie une intégration proportionnée et gérée. Le principe de réversibilité devrait également être intégré à ce processus. Un retour en arrière aurait un impact direct sur le niveau d'intégration du pays. Par exemple, si un pays fait marche arrière en matière d'Etat de droit, certains des avantages acquis de l'intégration pourraient lui être retirés. Quels seraient donc les principaux avantages de ce nouveau processus d'élargissement ? Il encouragerait et accélérerait les réformes structurelles nécessaires et la connexion de ces pays avec l'Union européenne. Par ailleurs, les différends bilatéraux, souvent motivés par des questions relatives aux minorités, devraient faire l'objet d'une attention particulière et immédiate. Communauté géopolitique européenne Nous devons également penser au-delà de l'élargissement. Alors que l'UE assume un plus grand leadership géopolitique, les attentes internationales à l'égard de notre Union augmentent également. En particulier de la part d'un certain nombre de nos voisins qui souhaitent une nouvelle relation avec nous. Cela découle d'un constat fondamental : il existe une communauté géopolitique, qui s'étend de Reykjavik à Bakou ou Erevan, d'Oslo à Ankara... Je suis fermement convaincu que nous devons donner à cet espace géographique une réalité politique. Et nous devons le faire tout de suite. Et je veux être très clair dès le départ. Cette initiative ne vise en aucun cas à remplacer l'élargissement... Ou à trouver une nouvelle excuse pour procrastiner. Ce n'est pas non plus une garantie, pour ceux qui y participent, d'être un jour membre de l'Union européenne. Ce projet serait particulièrement utile pour l'Union européenne, et pour ceux qui aspirent à nous rejoindre. Et elle offrirait également le cadre pour renforcer politiquement les relations avec d'autres pays proches de nous. J'appelle de mes vœux la création d'une Communauté géopolitique européenne. L'objectif est de forger la convergence et d'approfondir la coopération opérationnelle pour relever les défis communs. Afin de promouvoir la paix, la stabilité et la sécurité sur notre continent. Les Balkans occidentaux, les pays associés de notre Partenariat oriental et d'autres pays européens avec lesquels nous entretenons des relations étroites viennent d'abord à l'esprit. Les chefs d'État ou de gouvernement des pays participants assumeraient le pilotage et se réuniraient au moins deux fois par an. La politique étrangère constituerait un domaine majeur de coopération au sein de cette Communauté. Les ministres des Affaires étrangères rejoindraient le Conseil des Affaires étrangères de l'UE de manière régulière. Et d'autres formations du Conseil pourraient suivre le même exemple. L'accent serait aussi mis sur l'association aux programmes socio-économiques qui ne nécessitent pas d'alignement réglementaire, mais qui peuvent apporter des avantages mutuels concrets. Par exemple, Erasmus, le programme de recherche et de développement Horizon, ou les infrastructures de transport et d'énergie. J'ai commencé à consulter les 27 leaders sur ce sujet. Je le mettrai à l'ordre du jour de notre Conseil européen de juin. Et je proposerai la tenue d'une conférence autour de l'été. Elle réunira les dirigeants de l'UE et ceux des pays partenaires concernés, afin de discuter des options concrètes de ce nouveau projet commun. Et j'organiserai, en coordination avec la présidence française, une réunion avec les dirigeants de l'UE et des Balkans occidentaux en juin, en marge de notre Conseil européen. Nous vivons un moment décisif. Un moment charnière dans notre histoire. Nous n'avons pas le droit à l'erreur. Ce qui est en jeu, c'est l'essentiel: les valeurs de dignité et de liberté, les principes démocratiques. Ce qui est en jeu, c'est la justice, l'Etat de droit. C'est le serment exprimé sur les cendres de deux Guerres mondiales: la paix et la prospérité. Nous sommes les enfants de Schuman, de de Gasperi et Adenauer. A nous maintenant de ne pas manquer le rendez-vous avec l'histoire. Je vous remercie. |